« Il ne me parle plus de marjolaine, de sauge et d’amandiers en fleurs. Il ne cherche plus à se souvenir parce que la place occupée par les mauvais souvenirs devient beaucoup trop grande par rapport à celle occupée par les potagers et les jasmins. La mémoire fait bien son travail et, dans ces conditions, elle privilégie l’oubli. Il ne rêve plus de maison. Pas même d’un mur ou deux pour y faire grimper une vigne. Il ne rêve plus d’un bout de terre, de thym, de vignes et de rosiers. Peut-être que le sentiment d’être de nulle part reste à tout jamais. Peut-être qu’à force, de nomade, on devient déraciné. La guerre est finie depuis longtemps et sa maison continue à ne pas être sa maison. Peut-être que le calme après la tempête, c’est le pire, qu’on ne déménage plus assez souvent pour pouvoir laisser les cauchemars coincés dans les murs qu’on a quittés. C’est le temps de se rendre compte que le temps va nous manquer pour trier les tonnes de grains de riz et pour replanter. La terre a été tellement souillée qu’aucune patrie ne pourra plus jamais y repousser. »
Comment aborder ce premier roman de Dima Abdallah publié chez Sabine Wespieser, premier roman mais aussi chef-d’œuvre de la rentrée littéraire ? Faut-il se plonger dans les méandres de la guerre civile libanaise (1975-1990, environ 200.000 victimes), se familiariser avec les milices armées autonomes, les fedayins palestiniens, les phalanges libanaises, la politique israélienne après la guerre des six jours ? Faut-il remonter au général Gouraud, brandir le nom de Gemayel, entendre les aspirations de la France à être la protectrice des Chrétiens d’Orient, embrasser l’histoire de la Syrie, décrypter le jeu des grandes puissances puis les intérêts des multiples confessions qui forment et donnent souffle (un souffle bien irrégulier, certes) à ce pays singulier du Cèdre ? S’y plongera qui aura le temps et la saine curiosité, alors que l’actualité braque à nouveau tristement ses projecteurs sur le pays en plein chaos (voir d’ailleurs aussi la tribune de l’auteure dans Le Monde : « Ne t’endors pas, Beyrouth ! ») mais ‘Mauvaises Herbes’ ne nécessite pas un doctorat en Histoire ni des connaissances ultra-pointues en géopolitique, spécialité zones à risques. Des notions de botanique, éventuellement. Des connaissances en jardin des âmes (tout bon lecteur en a. Tout vivant, même s’il l’ignore et ne sait pas les cultiver). Car ‘Mauvaises Herbes’, plutôt que de se pencher sur les sanglantes vendettas communautaires, sur les féroces jeux de pouvoir et de corruption dissimulés derrière la religion au sein de l’ancienne ‘Suisse du Moyen-Orient’, tord d’emblée les tripes en invoquant l’univers de l’enfance, aspire fissa dans son univers introspectif à peine la narratrice, petite-fille introvertie, s’est-elle saisie et accrochée à l’auriculaire de son géant, de son poète de père par elle déifié, dans les rues ravagées de Beyrouth. Les bombes peuvent bien déchiqueter les entrailles de la cité, elle ne risque rien, la petite-fille qui s’évade enfin de l’école-prison, agrippée au doigt protecteur et rassurant (« Il ne sait pas, lui. Il ne sait pas ce qu’on me demande de faire et d’être. Il ne sait pas comme j’ai mal au ventre le matin dès que j’ouvre les yeux. Il ne sait pas que mes mains restent moites toute la journée »). Jamais quelques millimètres de peaux en contact n’auront signifié autant, révélé sans dire. Car ‘Mauvaises Herbes’ est un livre sur la tendresse, la tendresse unissant un père et sa fille une vie durant, sous des formes différentes mais entremêlées dans leurs nuances à jamais, telles des racines indestructibles. ‘Mauvaises Herbes’ est un livre universel sur la cruauté, la cruauté du monde en général (plus que de la guerre civile en particulier). ‘Mauvaises Herbes’ est un premier roman, résultat d’une vie de mots retenus, ‘Mauvaises Herbes’ est un chef-d’œuvre dont toutes les phrases fouettent le cœur du lecteur même si celui-ci ignore jusqu’à la localisation du Liban sur une carte. Lui déchirent des lambeaux de cette chair qu’il croyait cicatrisée. Lui imposent des affleurements douloureux, la résurgence de strates camouflées, lui balancent des bouquets d’épines en pleine face avec une délicatesse et une simplicité apparentes d’autant plus brûlantes, entre deux visites sur un balcon surchargé de plantes en pots, que son histoire personnelle à lui, lecteur, ou son lieu de naissance n’ont rien à voir avec ceux de la narratrice.
« J’avale et je fais redescendre la boule dans ma gorge jusqu’au plus profond de mon ventre. Je repense à une telle qui se serait moquée de mon physique, de mes vêtements ou de je ne sais quoi encore, à un tel qui m’aurait bousculée ou frappée, et j’avale. Je repense aux interminables récréations et je les efface une par une. Je me revois là, dans la cour, contre le mur, à regarder de loin les autres jouer et hurler. Je me revois penser que je ne suis pas normale, que ce n’est pas eux, le problème, mais moi. C’est comme ça, ce n’est peut-être de la faute à personne après tout et la seule chose à faire est d’oublier. Vu qu’ils sont nombreux à se rassembler, c’est certainement eux qui sont normaux et moi qui suis bizarre. Il y a une logique à tout ça. Ils doivent être plus intelligents, ils savent faire mille et une choses que je ne sais pas faire, ils savent mieux parler, ils savent mieux bouger, ils savent mieux penser, ils savent mieux s’habiller, mieux se coiffer, ils savent s’amuser [...] La seule parade que j’aie trouvée à tout ça , c’est l’oubli. Je referai défiler les images, chaque jour, avec pour mission de les anéantir. Je passe beaucoup de temps à ça depuis des mois et je me dis qu’avec de l’entraînement j’aurai bientôt un super-pouvoir, un talent secret, pour ce qui est d’oublier. »
Cette cour d'école que tant parmi nous ont connue, peu importe les passeports. L’oubli comme arme de survie, oublier l’humiliation, oublier la différence, la douleur diffuse, oublier la guerre, oublier et dompter la boule. Elle la suivra longtemps pourtant, cette boule, tout comme ce sentiment de n’être de nulle part, provoquant des crises d’angoisse aiguës et des fuites irraisonnées, même une fois réfugiée à Paris, séparée du père resté au pays.
« J’ai peur qu’elle aille trop loin, qu’elle aille là où on s’est trop trahi, là où on s’est trop autodétruit pour se relever. Là où le tunnel est tellement sombre qu’on a perdu de vue l’enfant qui est en nous, là où c’est tellement noir qu’il devient impossible de le retrouver pour lui prendre la main et lui dire de ne pas s’inquiéter, on va avancer à deux. »
La France n’est pas pour elle un eldorado, peu importe le pays finalement, son exil intérieur - loin d’elle-même - semble programmé pour durer et son regard sans concession sur l’alentour n’amoindrit aucun doute. « J’ai longuement réfléchi à la raison pour laquelle il y a tant de clochards dans un pays si riche. Je crois que, s’ils laissent les gens dans la rue, ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas les moyens de les aider, ni de les chasser. C’est pour les laisser là, à la vue de tous, comme un exemple, comme ce qu’il ne faut pas faire, comme un avertissement. En discutant avec ce monsieur, j’ai enfin compris pourquoi mes maîtresses m’isolaient sur une table toute seule en guise de punition. C’était pour que j’aie honte. J’étais une sorte d’épouvantail, elles se servaient de moi pour motiver les autres élèves à rester attentifs. C’est pareil pour ce monsieur, on ne veut ni l’aider ni s’en débarrasser. On le laisse là, à la vue de tous, seul, pour dire ce que chacun peut devenir s’il lui prend l’envie de ne pas respecter les règles de la classe. Gare aux différents. Gare aux rebelles. Gare aux inaptes. »
Roman à deux voix, l’hypersensibilité du père répond à celle de la fille. Voix de deux êtres n’appartenant à « aucun groupe, aucune faction, aucune tribu » dans un monde qui ne réclame que cela, des tribus, dans un pays qui n’est basé que sur cela, des confessions et des clans. Lui observe son idéalisme qui s’effrite (les portraits des assassins sont toujours affichés haut dans les rues et lequel de ses amis intellectuels ne s’est pas encore compromis avec l’un des pouvoirs, pour au moins manger ?), sa petite-fille grandie qui s’éloigne, inexorablement (« le silence avait trop pris racine. La peur avait trop pris racine. Elle s’était tellement infiltrée partout, elle avait tout colonisé. Ses racines avaient tellement eu le temps de s’étendre en nous qu’il était devenu impossible de la déloger, de l’arracher, pour que les autres émotions soient capables de construire les bons mots et de les mettre dans le bon ordre pour se parler ») Elle tâtonne, s’écroule, se relève et se perd dans le Jardin des Plantes (quand lui file à celui du Luxembourg lorsqu’il est de passage dans la capitale française), se confronte à la mort, celle de l’âme, celle de l’espoir, avec son amie Sandrine, mauvaise herbe arrachée de ce parterre parfait, froidement agencé. Sur le balcon parisien, un plant de jasmin. S’adaptera-t’il ? Survivra-t’il ou se laissera-t’il dépérir ? La petite-fille est loin, désormais. Ou plutôt non, elle n’est jamais partie mais le décillement final et son corolaire de décisions cruelles mais inévitables auront fini de la faire grandir. Plus de tuteur pour le jeune pousse, les mauvaises herbes si elles survivent aux jardiniers officiels ont, en plus d’être sauvages, indomptables et résistantes, des vertus, faut-il le rappeler, médicinales.
Un extrait pour finir. Un retour au Liban. Une nouvelle crise d’angoisse. Le père.
« C’est moi et ce pays. Elle est possédée par moi et par lui. Nos poisons respectifs coulent dans ses veines. C’est moi et les cent cinquante mille corps et notre décomposition au même rythme. C’est cette ville qui, quand elle descend de l’avion, n’a pas besoin de la renifler plus de deux secondes avant de la reconnaître. C’est cette ville qui la rappelle à elle par des cris stridents comme les mammifères rappellent leurs rejetons. C’est cette ville qui ne voulait pas qu’elle remonte dans l’avion. Cette ville qui s’est accrochée à son cou avec ses griffes, qui voulait la retenir ici. C’est cette ville qui veut que personne ne la quitte, que personne ne s’en sorte, que personne ne l’oublie. C’est les trente-trois degrés Celsius et les soixante-treize pour cent d’humidité. »
Quelle langue ! Un univers chargé d’odeurs, d’encens, de souvenirs, de regards. De dévastations. D’espoir, insensé. Lecture à peine achevée, une envie immédiate : la reprendre aussitôt. Bouleversant. Sensibilité et force, délicatesse et cruauté, portées par une écriture lumineuse. Majeur.
— ‘Mauvaises Herbes’, de Dima Abdallah, éditions S. Wespieser —
* ‘Mauvaises Herbes’ a déjà obtenu un prix : celui d’Envoyé par la Poste (le premier d’une longue série pour sûr)
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September 01, 2020 at 04:22PM
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